Thurston Moore (guitariste de Sonic Youth) : A l'époque, on partait en tournée ensemble, et l'IPUC tombait juste au même moment. Je me souviens juste les avoir vu descendre de l'avion et venir vers nous. Un des premiers trucs que je lui ai demandé, c'est s'il aurait aimé joué là bas. Et il m'a juste répondu : Carrément!!!
Cette semaine là, c'était celle du 20 au 25 aout 1991, et, ironiquement, un mois plus tard, Nevermind sortait en enterrant une part de l'esprit punk pour un moment... On avait eu l'occasion de lire, un moment à l'avance, quelques annonces de l'évènement. Comme un déclaration d'indépendance :
Alors que l'ogre corporatiste étend toujours plus son influence rampante dans l'esprit d'une jeunesse industrialisée, le temps est venu pour les rockeurs du monde entier de se réunir afin de célébrer leur indépendance. Bourreaux des pantalons taille basse, nouveaux mods, marcheurs des voies étroites, filles de rêve chevauchant scooter, punks, éditeurs de tout fanzine énervé, conspirateurs de rébellions de toutes sortes, bibliothécaires du midwest et moniteurs de ski écossais vivant la nuit, êtes tous attendus à Olympia.
L'International Pop Underground Convention, c'est d'abord deux activistes invétérés de l'univers Do It Yourself, actifs sur la scène punk du north west depuis la fin des années 70, et à ce titre figures absolument incontournables de la scène locale, pré-grunge, j'ai nommé Candice Pedersen et Calvin Johnson, fondatrice et -teur du mythique label archétypal du DIY : K Records (celui là même dont le logo décorait la guitare de Kurt Cobain, grand ami et fan absolu de Calvin)... A ce stade bien sûr, comment ne pas évoquer aussi Beat Happening, pionnier du lo-fi, musicalement minimaliste, et influence prépondérante de nombre de petits punks des 90's. On reparlera de ça un autre jour, sinon on n'en finit plus, mais on fera remarquer ici le poids essentiel d'Olympia, de son université très à gauche, l'Evergreen State College, et de sa scène indé (Beat Happening, le mouvement Riot Grrrl, Bikini Kill, Bratmobile, Sleater Kinney ou encore le Kill Rock Stars label...) sur la scène du north west étasunien, et conséquemment, sur la scène indé américaine et mondiale... Calvin Johnson donc, évoque l'idée d'amener tous les cinglés ayant la même idée de la musique, les groupes underground du pays entier, ou les propriétaires de petits labels indépendant dans un endroit ou ils pourraient tous se rencontrer.
A l'été 1990, un premier essai organisé sur la Steamboat Island chez Pedersen et estampillé K Records, barbecue à la cool qui vira subitement à une nuit dansante complètement frénétique, s'est révélé succès probant. De là germa l'idée chez ces deux zigotos du « fait le toi même » de le faire plus soi même et plus longtemps... L'isolement est un facteur majeur du succès de la scène d'Olympia, comme de celle de Seattle d'ailleurs, et les groupes du cru, à l'époque, se satisfont grandement de jouer les uns pour les autres... Pourquoi alors ne pas amener tous ces groupes actifs ailleurs, dont on entend parler, ceux qu'on n'a croisé à Olympia ou à Seattle que le temps d'un concert parmi d'autres au sein de tournées toujours trop speed, ou encore les amis œuvrant dans le pays entier pour la même cause, à se rencontrer.
Candice Pedersen : La question qu'on s'est posé, c'est simplement : qu'est ce qui nous ferait plaisir? Qui voudrait t'on voir? Qui est ce qui nous manque qu'on voudrait rencontrer? Venez chez nous!!!
Calvin Johnson : C'était une idée audacieuse d'organiser quelque chose comme ça. On vendait difficilement les disques du label, et personne n'avait jusque là vraiment prêté attention à ce qu'on faisait. On s'est donc dit que si juste ceux qui faisaient la musique se pointaient, ce serait un succès. Et puis en fait d'autres personnes se sont pointés aussi, donc c'était super...
L'idée s'arrête sur six jours de rencontres, concerts, mais aussi piques-niques, poésie, lectures publiques, concours de gateaux et projection grand écran de « La planète des singes ». Coté musique, on signale entre autres Unwound, Jack Off Jill, L7, the Fastbacks, the Spinanes, Girl Trouble, the Pastels, Kicking Giant, Rose Melberg, Seaweed, Scrawl, Nation of Ulysses, Some Velvet Sidewalk, Fugazi, Mecca Normal, Beat Happening, Jad Fair, Thee Headcoats, the Melvins ou encore Steve Fisk.
La première soirée de la convention restera pour tous l'évènement marquant de la semaine, et ce même 20 ans après. D'abord parce qu'en tant que soirée inaugurale, ce fut le moment chaleureux ou toutes les personnes qui se connaissaient seulement via les fanzines reçu de l'autre bout du pays, ou par téléphone, purent enfin faire connaissance et s'éclater ensemble. Ensuite parce qu'elle reste gravé comme une étape majeure de l'émancipation féminine dans l'univers rock. "Love Rock Revolution Girl Style Now", plus communément appelé « la nuit des filles », propose alors une affiche entièrement féminine, avec Bratmobile, Heavens to Betsy (premier groupe de Corin Tucker de Sleater Kinney), the Spinanes, Jack Off Jill, Nikki McClure, Lois Maffeo, Jean Smith de Mecca Normal, 7 Year Bitch, Toby Vail en solo et deux projets parallèles de Kathleen Hanna (Bikini Kill). Certaines d'entres elles jouant pour la première fois devant un public, dans un esprit total DIY. Pour le reste de la semaine, les participants ne parleront que de cette nuit des filles. Selon Pedersen, la convention aurait pu se terminer dès cette première soirée :
Candice Pedersen : C'était tellement sensationnelle que c'en était difficile pour tous d'exprimer ce qu'ils avaient ressenti lors de cette soirée. Peut être que c'était comme de voir le Velvet Underground pour la toute première fois. On ne pouvait pas mettre de mots dessus, parce qu'on avait jamais vu ni entendu un truc pareil.
Rebecca Gates (chanteuse et guitariste des Spinanes) : La Girl Night a été pour moi un cadeau extraordinaire. J'étais heureuse d'être capable de jouer. Je pourrais écrire des pages sur les mérites et inconvénients d'un tel projet, mais je vais seulement me limiter à répéter ce qu'un de mes amis disait : « On a entendu ce que pensent, veulent et sentent les hommes depuis pas loin de 2000 ans. On a écrit comme les hommes nous l'avait dicté, d'une manière formaté. C'est l'heure d'injecter un peu de féminin dans le monde ». Est ce qu'il était vraiment nécessaire d'insister là dessus en créant une telle atmosphère? Je pense que oui. Personnellement j'ai été pris de vertige et Scott était bouleversé par le nombre de gens présents. C'était la première fois qu'on jouait devant un public.
La « Girl Night », sans marquer le démarrage effectif de l'insurrection « Riot Grrrl », qui prendra vraiment forme avec l'action combinée des fanzines et autres meetings l'année suivante, en sera toutefois l'élément galvaniseur. La douzaine de participantes à cette nuit mythique deviendront les fers de lance d'un mouvement féministe perçu comme exemplaire même encore en 2011...
Ce serait cependant faux de dire que l'IPUC reste pour tous les participants comme un moment de référence de l'histoire de l'indi rock. Donita Sparks d'L7 y verra juste un concert super cool de plus. Mais pour grande majorité des personnes présentes, la convention a été vécue comme un évènement réellement intense, alimenté par les discos party qui s'étiraient jusqu'au petit matin, et les concerts éclectiques de la journée, partagés entre la pop minimaliste d'un Beat Happening, le punk furieux d'un Fugazi ou le sludge des Melvins... Pour certains comme Rose Melberg, qui monta pour la première fois sur scène lors du Girl Night, l'IPUC changea leur vie. Olympia s'est vu à l'époque littéralement envahie par un nombre de fans et de musiciens dont la plupart des américains n'avaient jamais entendu parler. Bars, restaurants, nombres de logements accueillirent tout ce petit monde... Pour exemple, les Pastels de Glasgow, Ecosse logeaient chez Pedersen, l'indi pop band Tsunami n'avait quand à lui, pas d'autres choix que de planter la tente après les derniers shows du jour sur le balcon du Capitol Theater. Certains pubs se retrouvèrent à sec après un jour ou deux.
Un certain Slim Moon (premier guitariste de Earth, ami de Dylan Carlson et Kurt Cobain et figure importante du mouvement grunge) profite de l'occasion, du haut de ses 23 ans, pour sortir de terre un tout nouveau label indépendant, Kill Rock Stars, et une première compilation du même nom... Du beau monde sur cette compil : Nirvana, Bikini Kill, Heavens to Betsy, Bratmobile, the Melvins ou encore Elliott Smith et d'autres artistes d'Olympia.
Slim Moon : J'étais nerveux parce que c'était le début d'une aventure pour moi et je voulais que le disque s'écoule bien... Relationnellement parlant, l'IPUC a été super pour moi, j'ai pu parler avec pratiquement tous les groupes présents.
Slim Moon vendra dans la semaine 300 copies d'un premier disque qui depuis s'est écoulé à 25000 exemplaires. Mais son initiative est à mettre en avant dans le sens ou elle est emblématique de l'esprit de la convention. K Records avait voulu faire de l'évènement quelque chose de pas uniquement musical, mais plutôt d'y refléter la culture punk dans toute son étendue, sa propre conception de la culture punk d'ailleurs. Punk dans l'attitude et pas seulement dans la musique. Lourdement influencés par l'éthique DIY, les groupes d'Olympia et Beat Happening au premier rang, penchaient fortement en faveur d'une musique brute, primitive, lo-fi, délibérément tentée d'amateurisme, de naïveté, refusant la technicité musicale et supportée par des slogans du genre : « Apprend comment NE PAS jouer de ton instrument » ou « Tu n'as pas à sonner comme le parfum à la mode du moment, tout ce que tu as à faire est de sonner comme toi même ». Un retour aux sources sans concessions, l'idée étant de retrouver la passion, le coté fun de la musique sans s'embarrasser des conventions du milieu, et d'effacer la distance entre musiciens et public. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Johnson et Pedersen ont appelé ça « convention » et non « festival ». On vient au festival pour écouter de la musique live, à la convention pour rencontrer les autres. Cette façon de voir les choses en a étonné plus d'un :
Jean Smith (Mecca Normal) : J'ai pensé en moi même « Est ce que ça veut dire quelque chose? ». J'étais une punk rockeuse totalement en colère, dans l'esprit. Ok, je participe à ça, mais qu'est ce que ça veut dire vraiment? Je tentais d'analyser la chose : comment cette manifestation qui était ouverte à tous, qui était réellement faite pour nous faire nous rencontrer dans la joie, pouvait être en conjonction avec des performances punk rock agressives?
Aujourd'hui on peut légitimement se poser la question de ce que veut dire le mot « punk »? Pour les gosses de 2011, on peut faire carrière dans le punk. En 1991 à Olympia, on était à mille lieux de ça. Etre punk c'était avant tout prendre le pouvoir, dans la droite lignée du hardcore 80's américain. C'était en quelque sorte une tentative de survie mentale. PUNK = POWER. Prendre le pouvoir, mais sans forcément être agressif. Pour ces gars et filles là, ça voulait dire monter son propre label, aider ses copains musicos à trouver des plans concerts, créer une émission radio, éditer un fanzine... C'était avant tout une manière de se définir soi même et avec, de définir son monde. Une manière de garder et cultiver ses propres valeurs sans les voir altérer par l'establishment en place.
Allison Wolfe (Bratmobile) : Le but ultime de ce que nous faisions était le DIY, créer par soi même, créer par nous même. Donc effectivement, quand les médias sont arrivés, ça a détruit ça. Parce qu'on voulait se représenter nous même à travers nos propres moyens, nos propres médias. Et donc ça a plus ou moins détruit ça. Personne parmi nous n'avait vraiment les outils pour faire avec ça. Pas moi pour le sûr.
Un mois après l'IPUC, la sortie de Nevermind attire tous les chacals de l'industrie musicale à Olympia. Les médias se mettent à voir les Riot Grrrl non comme des agitatrices féministes, mais comme des faiseuses de mode. Tout le monde aux US se met à voir Olympia comme un petit LA, en ne voyant que le succès artistiques des groupes du cru, mais pas l'éthique DIY... Les participants à l'IPUC n'avaient pas spécialement idée qu'ils étaient au crépuscule d'une époque, et à l'aube d'une autre, celle ou le monde du rock indépendant se scinderait en deux parties : ceux qui veulent être les prochains Nirvana, et ceux qui tenteront de rester jusqu'au bout dans cette esprit punk originel. C'est bien là la césure entre Olympia et Seattle. Entre la petite DYI, anti professionaliste, exaltant l'amateurisme, résistant à la hiérarchie et la grosse vendue aux majors...
Rebecca Gates : Je pense que beaucoup de monde aujourd'hui voit l'IPUC comme à la fois un sommet et le début de la fin d'un certain état d'esprit. J'entends souvent des gens en parler, expliquant que les choses ne seront jamais aussi bien qu'à cette époque, mais je ne pense pas comme ça. Partout dans le pays et dans le monde entier, il y a des gens qui ont peu ou prou la même idée de comment envisager la musique, le travail et la vie en général. C'était génial à l'époque de partager quelques jours avec des gens comme ça. Ça m'a donné l'énergie de continuer à travailler sur des projets qui étaient important pour moi. C'était génial d'aller prendre un café avec des gars que j'avais juste rencontré brièvement auparavant, ou avec qui j'avais juste échangé des lettres. C'était super de ne pas être la personne la plus mal fringué du coin juste pour une semaine...
Globalement, l'IPUC a vraiment galvanisé, soudé, lié, uni la scène rock pop punk underground, joignant en un seul endroit musiciens, proprio de label indépendants, et fans, pour une déclaration d'indépendance face à la machine à fric : Les laquets de l'ogre corporatiste ne sont pas admis ici.
Calvin Johnson : Ça a montré que les idées qu'on avait, notre façon de faire les choses n'étaient pas si utopiques...
L'IPUC reste un modèle du genre, et un idéal pour nombre de musiciens engagés de la planète, et a engendré quelques petits pas si petits que ça, comme le biannuel Yo Yo A Go Go Festival ou le désormais connu Ladyfest, tous deux basés originellement à Olympia. Originellement, car le concept du Ladyfest a depuis émigré partout dans le monde, jusqu'à Amsterdam, Glasgow ou Madrid. Et en France à Paris bien sûr, mais aussi Toulouse, Bordeaux ou Dijon... La preuve que tout est affaire de motivation et d'envie...
Se rencontrer physiquement en tant qu'alliés est impératif, particulièrement aujourd'hui ou les liens se forgent surtout via internet. C'est important de voir le Ladyfest dans le contexte d'une culture particulière, de voir les femmes de notre propre territoire créer, organiser, performer live – et c'est une manière efficace de créer et renforcer nos réseaux...
L'esprit de l'International Pop Underground Convention est plus que jamais vivant!!!! En bonus, un extrait live de Beat Happening lors de la Convention, ainsi qu'une vidéo bucolique du cake walk organisé durant la semaine, là ou l'on s'aperçoit de l'ambiance bon enfant, réellement spontanée et simple, et de l'importance apportée à la création de liens durant l’événement... Ou comment s'amuser, créer de bons moments avec rien... Le site de K Records : là... Celui du Kill Rock Stars : ici... La photo ci devant, c'est celle de la compil live qui documente l'évènement... Plus d'une vingtaine de morceaux des groupes les plus emblématiques de l'époque, et de l'esprit DIY... Un petit extrait d'ailleurs dans la playlist Grooveshark à droite : L7 et Packin' A Rod...